Quelques remerciements

Nous tenons à remercier chaleureusement tou.te.s les intervenant.e.s de ce cycle de séminaire pour leur investissement, à travers leur présentation mais aussi pendant les nombreux échanges que nous avons pu avoir par la suite. Nous tenons également à remercier toute l’équipe du projet ERC-CoachingRituals. En premier lieu, nous remercions Nicolas Marquis, à l’initiative de ce cycle de séminaires, pour son encadrement sans faille. Un grand merci à Véronique Degraef pour sa disponibilité et ses conseils dans la préparation de ces séminaires. Le succès de ce cycle de séminaire tient également à son organisation, nous remercions ainsi Chloé Daelman pour la prise en charge de cette organisation tout au long de l’année. Enfin, un grand merci à tou.te.s les participant.e.s, certain.e.s habitué.e.s, nous espérons vous revoir l’année prochaine pour le cycle 2021-2022 !

Introduction

En septembre 2020 débutait le projet ERC-CoachingRituals et, dans la foulée, son cycle de séminaire. Nous avons accueilli, tout au long de cette première année, sept intervenant.es dont les travaux portent sur des aspects à la fois communs et spécifiques aux trois scènes investiguées par le projet. Cet article se propose d’articuler autour d’un fil rouge transversal les travaux présentés par les différent.e.s intervenant.e.s. La problématique centrale du projet ERC-CoachingRituals repose sur le souci d’une analyse conjointe des adresses faites aux membres d’un groupe social donné et des attentes que ces personnes entretiendraient à l’égard de celles et ceux qui interviennent sur le groupe, les guident, les orientent, les éduquent ou les coachent. Ce double objet de travail renvoie directement à la dualité représentations/pratiques, renvoyant elle-même à la dualité valeur/norme. Il est clair que ce qui est proposé par les dispositifs empreints de la logique du coaching vise à développer, chez celles et ceux qui en sont les récipiendaires, une plus grande autonomie. Cette autonomie est à la fois une injonction mais aussi une attente. En creux de ces discours et de ces pratiques, on peut lire un double message social : “tu te dois d’être autonome”, “je veux être autonome”. On retrouve ici la dualité valeur/norme que nous évoquions plus haut. Il faut alors se demander ce qui, dans nos sociétés, rend possible une telle attente et une telle injonction. Nous devons donc questionner la manière dont nous nous représentons en tant que membres d’une société donnée. C’est à cette seule condition que nous pouvons tenter de comprendre ce qui constitue le socle moral à la base de ce que nous considérons comme une action sur autrui à la fois enviable et efficace. Chacun.es des intervenant.es a apporté des éléments de réponses à cette question, et la première partie de cet article visera à en résumer les principaux apports. Mais le tableau serait bien incomplet si nous ne nous intéressions qu’à la structure des représentations, des idées sociales de ce que signifie “se réaliser” pour les membres de nos sociétés. Il nous faut aussi nous intéresser aux transformations concrètes des dispositifs et des pratiques, retracer la filiation entre le visible de l’action sur autrui et des transformations en conséquence d’une part, et, d’autre part, l’invisible des idées sociales qui sont à leur fondement. Là aussi, nos intervenant.es nous fournissent des éléments de réponses. La deuxième partie de cet article visera à en rendre compte.

De quelques transformations sociales

Le projet ERC-CoachingRituals repose sur un constat en apparence simple : nous assistons à des transformations dans le champ de l’intervention sur autrui. La verticalité sur laquelle reposait les relations engageant une personne intervenant sur une autre se voit remise en question au profit d’une plus grande horizontalité, d’une plus grande symétrie. L’enseignant.e,  le parent et le ou la soignant.e, autrefois dans une position surplombante, tendent à devenir les accompagnateurs.trices d’un projet élaboré par celles et ceux sur qui ils et elles interviennent. Il ne s’agit plus d’encadrer mais de restaurer ce que chacun.e reconnaît comme un bien des plus précieux : l’autonomie. Soignant.e.s, enseignant.e.s et parents se refusent à jouer le jeu d’une relation qui entraverait la pleine réalisation du soigné-individu, de l’élève-individu, de l’enfant-individu.

Nombreux sont les indices ébauchés par nos intervenant.e.s allant dans ce sens. Il s’agit, dans un premier temps, de revenir sur les particularités de ces indices pour esquisser un tableau impressionniste des transformations à l’œuvre dans nos sociétés. Le public des jeunes est un public de choix pour observer ce qui nous occupe ici. En effet, la figure du jeune est la figure de la transition : transition entre enfance et âge adulte, entre dépendance et autonomie, … L’hypothèse fondatrice du projet ERC-CoachingRituals, à savoir que les pratiques empreintes de la logique du coaching sont des rituels de nos sociétés libérales-individualistes, invite à se pencher sur un public sujet à la liminalité de cette forme rituelle.

Un des premiers indices de ces transformations est à retrouver dans l’intervention de la sociologue française Cécile Van de Velde. Son intervention a permis de rendre compte des cris de la jeunesse, augurant une crise de la jeunesse. Au cœur des mouvements sociaux des jeunes se noue un conflit de génération, une opposition entre un “eux”, responsables des maux, contre lesquelles un “nous” manifeste son mécontentement. En s’attardant sur les mots mobilisés par ces jeunes pour exprimer leur désarroi face à une dette qu’ils n’estiment pas devoir payer, Cécile Van de Velde repère une individualisation des discours et des revendications, partant d’émotions personnelles face à un avenir incertain. Si les jeunes générations se sont le plus souvent représentées en défaut des générations plus âgées, les cas étudiés par Van de Velde montrent que l’adresse faite aux jeunes générations ainsi que leurs attentes face à la société se transforment et se nouent autour d’expériences personnelles, pour revendiquer des actions fortes, que ce soit face à l’inaction climatique ou aux inégalités sociales. Ainsi, nous assistons à un changement de paradigme entre un modèle asymétrique décrié par les jeunes générations et la poussée de certain.e.s pour une plus grande symétrie. On retrouve aussi la trace de ces transformations dans les politiques publiques.

Au Danemark, la sociologue danoise Annick Prieur note un tournant dans les politiques publiques de l’État providence et les dispositifs qu’elles développent. L’emphase, autrefois mise sur l’assistance (le modèle de l’État providence palliant aux inégalités), est désormais placée sur le développement de compétences individuelles : les “Social Skills” ou “compétences sociales”. C’est l’acquisition de ces “skills” qui guide désormais les politiques publiques de l’action sur autrui, et qui devient l’étalon dans l’évaluation normative du “bon individu”. La sociologue fait le constat, à travers le développement et la valorisation morale de ces “dispositifs sociaux”, d’une injonction à se conduire soi-même, qui implique la responsabilité de l’individu dans la recherche d’une connaissance de soi ainsi que l’expression et la “bonne” gestion obligatoire des émotions.

L’intervention du sociologue français Claude Martin a permis de dresser une généalogie des politiques publiques de parentalité en France depuis les années 1990. Il y observe un “revival” des politiques qui placent le parent au centre à la fois des responsabilités et des interventions. Ces politiques affichent un message clair, qu’on retrouve également au Royaume-Uni (MacVarish, 2016) : avec la transformation de la représentation du “métier de parent”, considéré comme plus complexe qu’auparavant, tout parent a droit à et (se) doit (de) recourir à un accompagnement, souvent légitimé par les neurosciences (en France, on pensera à la “Commission des 1000 premiers jours de l’enfant”, présidée par Isabelle Filliozat et Boris Cyrulnik). Cet accompagnement est marqué par la logique du coaching, s’adressant à tous les parents, quelque soit leur situation sociale, financière, culturelle, etc.

En effet, l’adulte se doit de suivre un accompagnement pour proposer un environnement adapté et épanouissant à l’enfant. Dans les discours issus des neurosciences, l’enfant est représenté comme détenteur d’un “cerveau extraordinaire”. L’individu doit certes faire avec un cerveau donné, mais il est invité à dépasser certaines de ses capacités biologiques. Ainsi, le sociologue français Sébastien Lemerle nous a présenté un exposé autour de la question du neurobiologisme en prenant le parti d’étudier une théorie scientifique fausse : le cerveau reptilien. Lemerle a souligné, à partir d’une analyse de la transformation de la ligne éditoriale des éditions Odile Jacob et du magazine “PsychologieS”, l’explosion de la demande et de la production d’explications biologiques de l’être humain marquées par l’idée d’un possible dépassement de soi. 

Ce que ces changements disent de nos sociétés

Quelles sont les conséquences concrètes de ces changements pour les individus, et ce compris les plus jeunes, et qu’est-ce que ces premières observations nous disent sur nos sociétés ? Le sous-ton des transformations esquissées plus haut exprime une représentation où l’humain est perçu à partir de ses capacités innées. Au sein de nos sociétés libérales-individualistes, ces capacités attendues font écho à “l’idéal du potentiel caché”, hypothèse centrale du projet ERC. 

L’idéal du potentiel caché se définit comme l’idée sociale selon laquelle tout individu aurait la capacité de développer des ressources enfouies au fond de lui-même, ressources qu’il lui suffit de débloquer face à l’adversité pour convertir une faiblesse en force, un handicap en atout. Cet idéal du potentiel caché se trouve légitimé par les avancées des sciences du cerveau. En effet, le sociologue français Alain Ehrenberg est revenu fin novembre sur l’émergence puis l’omniprésence des neurosciences et leur impact sur la définition sociale de l’homme en société. Là où la psychanalyse pointait les limites de l’homme malade, les neurosciences cognitives, en se centrant sur l’homme cérébral, invitent ce dernier à les dépasser : le concept de plasticité cérébrale, lorsqu’il est mobilisé pour asseoir la légitimité de certains types d’intervention sur autrui, charrie avec lui les représentations communes de l’individu au potentiel inouï mais néanmoins enfoui qu’il s’agit de débloquer. Les présupposés philosophiques des neurosciences reposent sur l’idée de l’homme d’action, dont Ehrenberg situe l’origine aux travaux des philosophes écossais, et notamment ceux de David Hume : en étendant la compréhension mécaniste du monde naturel aux passions humaines, avec comme mot d’ordre la régularité, la fiabilité, la confiance et la répétition, se voit rendue possible la conversion des passions négatives en passions positives, créant une “mécanique des passions” (2018). Ainsi se dévoile l’idéal du potentiel caché, aspect saillant de nos sociétés individualistes imprégné des valeurs de l’autonomie, de la créativité et du choix personnel.

L’intervention sur autrui se focalise sur le bon développement de ce potentiel caché, et l’adulte devient un accompagnateur face aux merveilles du cerveau de l’enfant, qui doit donc sans cesse s’adapter et apprendre quelles sont les meilleures techniques pour permettre à l’enfant de s’épanouir le mieux possible. Cette idée de réussir malgré tout ou plutôt grâce à ce tout s’opère dans ce que le sociologue danois Anders Petersen appelle la “société de la performance”.   En effet, Petersen, avec qui nous travaillons étroitement dans le cadre d’un séminaire international qui se déroulera fin novembre 2021, nous a permis de revenir sur son concept de “société de la performance”. La société de la performance a pour conséquence directe de créer une société “du malaise” (Ehrenberg) dans laquelle le pathologique devient la norme. Ce malaise frappe particulièrement les jeunes générations. La société de la performance crée une souffrance sociale et adresse sans cesse aux individus des injonctions à la flexibilité, à la résilience, à la robustesse, à la pro-activité, etc. L’homme d’action, figure de cette société, se doit de toujours être en mouvement, de toujours se réinventer pour mieux exister. Face à une compétition toujours plus féroce, à une remise en cause de la valeur même des compétences individuelles, et à une injonction sans cesse croissante au développement personnel, la société de la performance crée un terreau fertile pour la logique du coaching, qui répond à ces injonctions tout en les pérennisant.

C’est en effet au coeur du paradoxe de la société de la performance que peut se révéler l’efficacité sociale de la logique du coaching. Lorsque des individus n’arrivent plus ou pas à performer, il faut alors intervenir sur ces derniers afin de restaurer leurs capacités. Mais comment la logique du coaching propose-t-elle concrètement de résoudre ce paradoxe qui nous invite à performer tout en nous épanouissant ? 

Une piste de réponse a été esquissée par le sociologue français Albert Ogien lors de son intervention. Le succès de la logique du coaching tient pour lui à la montée en puissance de l’évaluation, et plus particulièrement de l’auto-évaluation ou auto-diagnostique depuis les années 1990, dans laquelle l’idéal du “moi épanoui” devait émaner des individus eux-mêmes. Dans cette optique, le coach n’impose pas son point de vue mais s’empare d’une demande émanant de l’individu en question. Cette caractéristique du travail à partir d’une demande définirait le “rite de délégation”, à l’inverse du “rite d’institution”, dont la caractéristique principale est qu’un mandat est octroyé à celui ou celle qui agit sur un autre. Ainsi, une des conséquences directes de ces changements de représentation seraient la préférence sociale accordée à des interventions sur autrui reposant sur le rite de délégation plutôt que sur le rite d’institution. Cette modalité de l’intervention sur autrui donnerait aux individus les outils pour répondre aux injonctions, tout en satisfaisant leurs attentes. 

Pour conclure

Nous avons, en retraçant les transformations sociales analysées par nos intervenant.e.s, esquissé une série de modifications tant dans l’attente des individus que dans les modalités de l’intervention sur autrui. Ces éléments permettent de montrer qu’au cœur de ces transformations réside une série d’idéaux sociaux, au premier chef desquels on retrouve l’idéal du potentiel caché. Nos sociétés de l’autonomie comme condition (Ehrenberg) reposent sur une organisation individualiste des valeurs : les valeurs les plus fondamentales de nos sociétés sont celles liées à l’individu et à sa réalisation. Dans ce contexte, on observe une tension forte entre l’attente des individus et l’injonction à “se réaliser pleinement”. Cette attente/injonction peut être rejetée, comme dans les cas de colère des jeunes générations (Van de Velde) ; peut créer une société du malaise (Petersen), stimule la demande d’explications scientifiques et de “philosophies pratiques” (Ehrenberg, Lemerle), fait émerger dans son sillage des politiques publiques axées sur la personne et ses compétences (Prieur, Martin) et donne la préséance aux interventions sur autrui sur un mode du rituel de délégation (Ogien).

Nous espérons que tout comme nous, vous avez hâte que débute le nouveau cycle de séminaires du projet ERC-CoachingRituals. Nous vous remercions pour votre participation et sommes impatient.e.s de vous revoir ; peut-être, qui sait, sous des hospices sanitaires plus positives, pour que les échanges tenus virtuellement puissent l’être également de vive voix ! Rendez-vous en octobre, donc. 

Pour l’équipe ERC-CoachingRituals,
Gaspard Wiseur et Solène Mignon