Le 28 février dernier, nous recevions Hélène Stevens (maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Poitiers, membre du GRESCO), dans le cadre de notre second cycle de séminaires.
COMPTE-RENDU DU SÉMINAIRE
Le 28 février 2022, nous recevions Hélène Stevens pour une intervention intitulée « Les ambivalences du développement personnel. Analyse des réceptions, usages et effets d’une formation en entreprise ». Hélène Stevens est maitresse de conférence en sociologie à l’Université de Poitiers et chercheuse au GRESCO sur des problématiques liées à la sociologie du travail (notamment du travail indépendant), des rapports sociaux de sexe et des processus de psychologisation des rapports sociaux.
En guise d’introduction, Hélène Stevens a commencé par rappeler le contexte intellectuel et scientifique dans lequel elle a réalisé sa thèse, qui portait sur le développement personnel en entreprise, en soulignant à quel point ce contexte était finalement peu favorable à l’analyse de ce type d’objet, jugé illégitime ou peu pertinent (car trop évident). Contre l’idée qu’elle présente comme communément admise dans les sciences sociales selon laquelle le discours et les pratiques « psy » seraient de simples ruses du capitalisme pour manipuler les salariés, le point de départ de son travail a consisté à se départir de cette position immédiatement critique au profit d’une enquête ethnographique prenant au sérieux l’existence et le succès de ces formations. Son intervention s’est déroulée en quatre temps : après avoir décrit brièvement le dispositif de formation (I), elle est ensuite revenue sur les différentes modalités d’appropriation de cette formation par les participant.e.s (II). Ces appropriations ont alors été réinterprétées comme des pratiques de réenchantement subjectif et symbolique (III) masquant (voire renforçant) néanmoins les rapports sociaux (IV).
L’enquête ethnographique sur laquelle s’appuie son intervention s’est déroulée pendant trois ans au sein d’une entreprise spécialisée dans la conception de grands systèmes informatiques, à la fin des années 1990. Dans un contexte de déclin de l’entreprise, la direction souhaitait inciter ses salariés à la mobilité et à rompre avec « la culture maternante pour s’adapter à une culture entrepreneuriale ». C’est dans ce cadre que s’est tenue la formation Entreprise de soi, organisée par deux consultants internes en formation, à la demande du DRH de la division R&D de l’entreprise. Basé sur le volontariat, les participant.e.s devaient choisir trois séminaires parmi une offre de dix. Dès le départ, la réception de la formation a été ambivalente, et prise en étau entre deux discours antagonistes : un discours critique relayé par les syndicats et un discours laudatif de la part des participant.e.s. Pour dépasser cette tension, l’enjeu a consisté à interroger et objectiver les effets de cette formation, notamment sur les individus qui y ont participé.
Pour se faire, Hélène Stevens a privilégié l’approche biographique, en rappelant d’abord ce que doit l’intérêt pour la culture psychologique dans son ensemble aux dispositions (notamment genrées) incorporées des individus : ce sont davantage les femmes et les classes intermédiaires qui sont sensibles au discours « psy ». Elle montre néanmoins que l’intérêt pour et l’efficacité d’une telle formation doivent aussi être rapportés à quatre grands types de ruptures, à la fois objectives et subjectives, survenant dans le parcours des individus. Ces ruptures peuvent être de l’ordre de la perte de statut professionnel, d’une non-reconnaissance professionnelle, d’une intensification du travail ou d’un événement familial marquant. Ainsi, la formation permet aux individus ce qu’Hélène Stevens nomme une « requalification symbolique », et qui renvoie à la fois à une sorte de réparation psychologique des souffrances vécues, mais aussi à un apprentissage des nouvelles règles de carrière envisagées dans un registre psychologique (« lever certains blocages », « modifier leur comportement », etc.). Elle présente l’envers de cette requalification symbolique comme masquant les rapports sociaux et contribuant à entériner les transformations de l’organisation du travail liées à ce que Boltanski et Chiapello nomment la « cité par projet » (notamment en termes d’individualisation des parcours) en reproduisant l’ordre social et sexué. Elle termine enfin par souligner à quel point les devenirs de ces participant.e.s à ces formations sont inégaux, entre requalification, valorisation du statut quo et maintien dans une situation fragilisée.
La discussion a ensuite été introduite par Alex Maignan, stagiaire de recherche et Nicolas Marquis, PI du projet.
Alex Maignan a repris le cadre général d’analyse d’Hélène Stevens, qui croise un dispositif institutionnalisé de réflexivité (la formation de développement personnel), des dispositions sociales plutôt structurelles et des brèches conjoncturelles liées au parcours des individus, en revenant sur chacun des trois points de ce cadre d’analyse. Concernant le dispositif, comment interpréter l’émergence de nouvelles pratiques de coaching individuel dans le monde de l’entreprise ? Est-ce lié à une tendance générale d’individualisation des parcours, passant de l’intervention psychosociologique (en groupe) dans les années 1960-1980 au coaching individuel, en passant par les formations collectives de développement personnel centrées sur l’individu dans les années 1990-2000 ? Ou est-ce davantage lié à la position des salarié.e.s (coaching pour cadres élevé.e.s dans la hiérarchie et formations pour cadres moyen.ne.s) ? Concernant les participant.e.s à la formation, ces individus étaient-ils liés à des pratiques psy ou de développement hors du travail ? Et a posteriori, ont-ils poursuivi ces pratiques après la formation ? La dernière question portait sur la notion de symbolique et de rituel : quelle définition du symbolique emploie Hélène Stevens ? Doit-il être opposé au social, au matériel, à l’objectif ? Et comment évaluer l’efficacité symbolique de ce type de formations ? Peut-on raisonner en termes de rituel ?
Nicolas Marquis a ensuite interrogé Hélène Stevens à propos de la thèse selon laquelle ces formations masqueraient les rapports sociaux, en suggérant notamment que, chez les individus formateurs ou participant à la formation, le discours sur les rapports sociaux existeraient. En ce sens, ces formations ne seraient pas tant une « ruse » masquant la vérité des rapports sociaux qu’un déplacement de focale sur ce qui est, effectivement, à la portée des individus. Autrement dit, même si les acteur.trice.s a conscience des contraintes structurelles, liées au capitalisme, aux rapports sociaux inégalitaires etc., qui pèsent sur leur existence (et qui conduit à développer des discours critiques à l’encontre de la « société », du « social », etc.), iels tentent tout de même de développer des leviers d’action, à l’échelle individuelle. N’assisterait-on ainsi pas davantage à un déplacement de focale plutôt qu’à un « masquage » des rapports sociaux ? La deuxième interrogation portait sur l’expression mobilisée par la direction de l’entreprise selon laquelle il faudrait « passer d’une culture maternante à une culture entrepreneuriale » : qu’est-ce qui pose problème, selon ces acteur.trice.s, dans cette « culture maternante » ? Comment les promoteur.ice.s de ces formations se représentent-ils.elles les formes de travail sur autrui qui avaient lieu avant les transformations « magiques » qu’ils.elles défendent?
Alex Maignan