Le 13 décembre 2021, nous recevions Ghislain Leroy (CREAD, U.Rennes II) dans le cadre de notre second cycle de séminaires. Ses travaux portent sur l’étude des socialisations approchée par le prisme d’une sociologie de l’enfance, au carrefour de plusieurs approches : sociologie de la maternelle, de la famille, de l’hygiène, des inégalités, etc.
La vidéo de son intervention ainsi que la discussion basée sur les questions de Gaspard Wiseur, doctorant du projet, et Alex Maignan, stagiaire de recherche, est bientôt disponible.
COMPTE-RENDU DU SÉMINAIRE
Leroy nous a présenté ses travaux sur l’école maternelle française. À partir d’une analyse des instructions officielles de 1977 à nos jours, il montre qu’une logique de la rentabilité scolaire s’y est peu à peu installée, induisant par là-même un rapport à la performance enfantine comme critère principal d’évaluation et de légitimité de la maternelle. En effet, dans les instructions de 1977 prévalait un modèle de l’enfant « expressif », appréhendant l’enfant en termes psychanalytiques. Ce modèle valorisait la libre initiative de l’enfant où l’adulte devait se garder d’intervenir. De ce fait, l’école maternelle était alors relativement éloignée de la forme scolaire.
En 1986, on constate cependant un premier changement, bien que modéré. On y observe un retour des finalités scolaires, emportant avec lui une certaine critique implicite de la psychanalyse. Plutôt que de laisser à l’enfant la libre initiative, il serait nécessaire de lui apprendre certaines contraintes. C’est dans ce programme que l’on constate la première apparition de la notion d’ « autonomie ».
Le programme de 1995 marque véritablement le point de bascule dans la pénétration de la logique scolaire dans l’école maternelle. Ghislain Leroy note d’ailleurs que depuis 1989, le ou la professionnel.le de la petite enfance est devenu.e un.e professeur.e des écoles, ce qui montre une transformation de sa professionnalité. Il est à présent détenteur de savoirs et de compétences spécifiques sur l’apprentissage, et son rôle devient celui d’un « ingénieur de l’apprentissage ». Dans les instructions officielles, l’improvisation se voit dévaluée au profit de la progression, la programmation et l’évaluation. Les dimensions affectives et « l’inspiration Dolto » présentes dans les programmes précédents sont désormais mentionnées comme un passage obligé plus que comme un objectif de l’école maternelle. Cette logique de la performance et de la rentabilité scolaire n’a eu de cesse de s’accentuer dans les programmes suivants.
Les conséquences de ces transformations des pratiques enseignantes ne sont pas dénuées de conséquences sur la reproduction des inégalités sociales. Selon Ghislain Leroy, la dimension rentabiliste de l’école aboutirait à une exclusion plus précoce des enfants avec le moins de dispositions scolaires. En effet, l’école maternelle contemporaine est moins synonyme de « préparation à l’école » que de « début de l’école ». Par conséquent, la compétence d’autonomie, devenue un prérequis, exclut d’emblée certains enfants. Très concrètement, la logique de la rentabilité se double d’une forte responsabilisation enfantine. L’enseignant n’a plus le temps de s’occuper des enfants les moins dotés et tend à faire beaucoup avec ceux et celles qui sont le plus aptes à jouer le jeu de l’implicite scolaire. La logique de la rentabilité mène ainsi à une exclusion précoce. Ghislain Leroy note donc que paradoxalement, les dysfonctionnements scolaires pourraient trouver leur source dans la responsabilisation de l’enfant, alors même que cette responsabilisation s’est faite au nom de la lutte contre lesdits dysfonctionnements.
Ghislain Leroy montre ensuite que ces éléments influencent fortement la question de la prise en charge des émotions de l’enfant par le professionnel. L’analyse comparative des corpus d’inspection des années 1965-1970 et 2000-2010 montre un déclin des thématiques affectives. Si la valorisation du « scolaire » (des apprentissages fondamentaux) était déjà présente dans le premier corpus, elle est sans commune mesure avec ce que l’on constate pour la période 2000-2010. On y constate une valorisation des émotions individuelles : peu à peu, « l’amour de la maîtresse a laissé place à l’amour du travail ». Ce qu’on juge comme relevant du rôle de l’adulte désormais professeur n’est plus l’attention aux émotions, comme dans le modèle psycho-affectif, mais la capacité à mettre en œuvre la logique scolaire, à faire entrer les enfants dans l’apprentissage. Par extension, on constate une valorisation de la non-prise en compte des émotions par le professeur. Celle-ci est désormais dévolue aux ATSEM (agent territorial spécialisé des écoles maternelles), et le travail du professeur est uniquement de veiller aux apprentissages scolaires.
Dans le même sens, on observe un changement dans l’intervention des professeurs sur le corps de l’enfant. S’il existait une tradition de prise en charge de l’hygiène depuis la création des premières « salles d’asile », on peut observer un déclin de cette dernière à partir des années 1960-1970. Prévaut alors une logique du « faire seul.e » : « tant du côté de l’apprentissage scolaire que de l’hygiène, l’enfant ne doit pas demander à l’adulte ».
Par ailleurs, cette logique de la performance enfantine impacte la transmission familiale, puisque l’enfant doit déjà être ce que l’école attend de lui avant d’y entrer. La famille devient ainsi l’instance de socialisation de l’enfant autonome, ce que Ghislain Leroy confirme par son analyse de l’instruction en famille dans les classes supérieures. Il constate une prise de conscience des familles bourgeoises du fait que les enfants vont encore plus vite dans leurs apprentissages à la maison qu’à l’école.
On pourrait alors être tenté de croire que le succès croissant des pédagogies alternatives remet ces éléments en question. Selon Ghislain Leroy, il n’en est rien. Le montessorisme, pour ne prendre que cet exemple, radicalise un peu plus la logique du « faire seul.e ». La figure de « l’enfant qui apprend seul.e » dans les pédagogies (d’inspiration) montessoriennes mène à une prise en charge encore plus individualisée par l’enseignant, accentuant l’inégale distribution des dispositions scolaires.
La discussion a été par la suite ouverte par le doctorant Gaspard Wiseur et Alex Maignan, stagiaire de recherche.
Gaspard Wiseur a interrogé Ghislain Leroy sur les potentielles définitions concurrentes de ce que voudrait dire « être autonome ». Peut-on constater une demande de la part de ces enfants et parents d’origine plus modeste pour une forme d’autonomie dont les contours seraient différents ? Ensuite, Gaspard Wiseur a demandé à Ghislain Leroy s’il constatait, à partir de ses terrains, une redéfinition de l’affectivité sous la pression non plus de la psychanalyse, mais des neurosciences.
Alex Maignan a d’abord questionné Ghislain Leroy sur le rôle des institutions intervenant dans la prise en charge des jeunes enfants, notamment la crèche. Dans son travail, Ghislain Leroy interroge le lien entre les dispositions familiales et les adaptations relatives des enfants au régime émotionnel de l’école maternelle. Dans ce cadre, que faire de ces institutions de transition que sont les crèches ? Comment analyser l’effet de l’expérience de la crèche sur l’adaptation aux normes de l’institution scolaire ?
Alex Maignan, Solène Mignon et Gaspard Wiseur.